NUMERIQUE
Échange de données agricoles, un secteur en mal de transparence

Des intérêts économiques de plus en plus importants gravitent autour des données agricoles posant la question de leur encadrement juridique. S’il n’existe pas de réglementation spécifique, des bases juridiques existent et peuvent être utilisées. Au-delà de la législation, la régulation des échanges de données interroge la transparence des règles appliquées dans le domaine agricole.
Échange de données agricoles, un secteur en mal de transparence

Le 13 mars dernier, Mounir Mahjoubi, secrétaire d'État chargé du numérique, intervenait en ouverture du « Grand débat de la donnée » organisé par le Syntec Numérique, un syndicat de l'industrie numérique représentant près de 1 800 entreprises du secteur. Le thème du jour : « Comment protéger les données personnelles et continuer à innover ? » Pour lui, le sujet n'est pas seulement celui des données personnelles mais « celui des données en général. Et de qui les possède et a intérêt à les utiliser, de ce qui serait souhaitable pour la société, l'innovation ou la concurrence. Si on regarde l'agriculture, enchaîne-t-il, aujourd'hui on a une petite dizaine d'éditeurs qui équipent la plupart des agriculteurs en France et en Europe. On a quelques start-up qui proposent des solutions et collectent des données. On a nos instituts de recherche nationaux et nos chambres d'agriculture. Chacun de ces acteurs a des jeux de données sur l'agriculture française. »

Mounir Mahjoubi, secrétaire d’État chargé du numérique.

Des bases juridiques mobilisables

Comment les données agricoles sont-elles encadrées et qui les possède ?
La réponse n'est pas simple, car leur définition est elle-même mouvante, selon que l'on se place à l'amont ou à l'aval d'une filière. Dans l'enveloppe « données agricoles » se retrouvent différentes catégories de données, dont le sort juridique est totalement différent en fonction de leur nature. « Sur un plan juridique, la première base d'encadrement, c'est la loi », rappelle Marine Pouyat, avocate spécialisée dans les nouvelles technologies et codirectrice d'une note du think-tank Renaissance Numérique sur « la valeur des données en agriculture ». « Il y a plein de possibilités d'encadrements pour les données utilisées dans le monde agricole, avec des instruments juridiques qui ne sont pas dédiés à cela mais qui peuvent tout à fait servir », note-t-elle. Renaissance Numérique en énumère six principaux. La plus importante est sans doute celle liée à l'encadrement des données à caractère personnel, la désormais célèbre RGPD, dont l'application commence en mai 2018. Une donnée personnelle y est entendue comme « toute information se rapportant à une personne physique identifiée ou identifiable ». « C'est une définition très large de ce qu'est une donnée personnelle. Au final, quasiment toute donnée peut être considérée comme telle », remarque Marine Pouyat. C'est le cas, selon elle, de la géolocalisation d'un tracteur ou d'une parcelle.

Une période de « bonne franquette en termes d'informations »

À quoi consent donc aujourd'hui un agriculteur achetant un tracteur ou un matériel agricole connecté ? Le contrat d'achat qu'il signe prévoit-il un encadrement pour la collecte, le traitement et le partage des futures données ?

Peut-il en négocier certaines clauses ? S'il loue ce tracteur dans le cadre d'une coopérative, la question des données est-elle abordée ? Autant de questions mises bout à bout qui en appellent bien d'autres, tout au long de la filière, sur la connaissance par les agriculteurs des clauses qui encadrent la collecte de leurs données. « Un contrat entre l'agriculteur et l'exploitant des données doit nécessairement être établi, avec un consentement préalable conscient et mesuré » en fonction de l'usage qui est fait de ces données, reprend l'avocate.
Or, aujourd'hui, il est extrêmement compliqué de savoir quelles sont les clauses qui encadrent l'utilisation des données à tous les niveaux du monde agricole. « Les recherches qu'on a faites ne nous ont pas permis d'accéder à des contrats », explique Marine Pouyat. « Les recherches nous montrent un certain flou, pas mal de choses ne sont pas divulguées. Cela nous paraît par exemple assez étrange que les conditions générales de vente d'un matériel agricole connecté ne soient pas disponibles publiquement ». Ce qui pose la question du pourquoi ? « Si les gens refusent de nous donner les contrats, c'est peut-être que tout n'est pas aussi transparent que cela. C'est une hypothèse que j'émets. On n'a pas demandé de contrats nominatifs, juste les conditions de vente de base. C'est une situation à laquelle on n'a pas fait face dans d'autres domaines », explique-t-elle. Dans un cabinet d'avocats travaillant beaucoup avec le monde agricole, on confirme que le sort des données est encore très peu appréhendé dans les contrats. Notre interlocuteur affirme que l'on est encore dans une période « de bonne franquette en termes d'informations. Mais il est à penser que cela ne durera pas », s'empresse-t-il d'ajouter, jugeant que la question du partage des données pourrait devenir une source importante de contentieux dans les années à venir.

Rééquilibrage entre amont et aval

En effet, au-delà du partage, c'est l'enjeu du rééquilibrage entre amont et aval de la filière agricole qui est posé, une question directement en lien avec celle d'un meilleur partage de la valeur. « L'usage des données et les services connexes qui en découlent doivent répondre au principe de réciprocité : ils doivent être gagnant-gagnant », rappelait ainsi l'Acta* dans son Livre blanc sur « l'accès aux données pour la recherche et l'innovation en agriculture. L'agriculteur sera motivé à digitaliser et partager des données si les marchés partagent avec lui en retour des données sur ses produits (analyses de vente, perceptions des consommateurs, etc.). Ces informations mieux partagées serviront in fine à valoriser l'offre et à l'adapter à la demande », juge ainsi Renaissance Numérique dans sa note. « Dans une économie digitalisée, l'importance des données est centrale, rappelle l'avocate Marine Pouyat. Si ce n'est pas transparent, je ne vois pas comment rééquilibrer des modèles économiques qui sont déséquilibrés ».

 

* Association de coordination technique agricole

 

 

A savoir

FNSEA et JA lancent “ Data Agri ”, une charte sur l’utilisation des données agricoles

Le 5 avril, la FNSEA et Jeunes agriculteurs ont officiellement lancé une charte garantissant la bonne utilisation des données agricoles. Objectif : sensibiliser les agriculteurs à l’usage des données collectées sur leurs fermes et « lutter contre les entreprises qui veulent en être propriétaires ».
«On entend de plus en plus les mots data, big data, blockchain, objets connectés… Ils deviennent notre quotidien. Le sujet des données, notamment en agriculture, est donc stratégique », annonce Henri Biès-Péré, deuxième vice-président de la FNSEA, le 5 avril, à l’occasion du lancement, par la FNSEA et Jeunes agriculteurs (JA), d’une charte sur l’utilisation des données agricoles. Pour appuyer ses propos, il dresse un état des lieux de l’usage des nouvelles technologies en agriculture : 79 % des agriculteurs français se connectent à Internet, l’utilisation des applications professionnelles agricoles a bondi de 110 % entre 2013 et 2015, et la moitié des professionnels qui s’installent en élevage laitier achètent un robot de traite. L’agriculture est ainsi le deuxième marché mondial de la robotique de service professionnel.
La production de données et leur utilisation par les collecteurs représentent donc un enjeu majeur. Baptiste Gatouillat, vice-président de Jeunes agriculteurs, stipule qu’il s’agit d’un sujet crucial pour les jeunes installés ; « les jeunes ont été bercés par les nouvelles technologies et une de leur préoccupation majeure est de savoir comment sont utilisées les données », précise-t-il. Les deux syndicats se sont donc sentis légitimes, en tant que défenseurs des agriculteurs, pour rédiger une charte garantissant une utilisation éthique de leurs données. « Il s’agit avec ce document de redonner confiance aux producteurs », insiste Henri Biès-Péré.  Ainsi, pour Christiane Lambert, le lancement de la charte est dans le bon tempo pour répondre aux défis que doit relever le monde agricole. Elle a été construite, en partenariat avec le conseil français de l’agriculture (CAF), autour de 4 grands principes.

Lisibilité, transparence, maîtrise et sécurité

Le premier principe est la lisibilité pour l’agriculteur. Il doit avoir accès à un contrat écrit et aux informations qui concernent ses données, l’opérateur s’engage donc à indiquer à l’agriculteur les articles du contrat qui concernent l’utilisation des données. Le deuxième axe est la transparence ; les producteurs doivent être informés du lieu et des modalités de stockage de leurs données, de la manière dont elles sont utilisées et enfin de leur portabilité. Le troisième axe concerne la maîtrise de l’usage des données par l’agriculteur. Il reste le propriétaire de ses données, il doit, de ce fait, donner son consentement explicite pour tout usage qui en sera fait et pour toute cession à un tiers. Il doit également avoir le droit de résilier son contrat. Enfin, le dernier axe de la charte concerne la sécurisation des données ; elles doivent rester anonymes, confidentielles et en accord avec la loi. La charte, qui contient 13 articles, a d’ores et déjà été communiquée aux entreprises qui réalisent de la collecte de données dans le domaine agricole. Les opérateurs qui souhaitent obtenir le  label Data Agri, qui garantit la bonne utilisation des données, devront transmettre à la FNSEA ou à JA leurs conditions générales de vente. Un cabinet d’avocats indépendant déterminera ensuite si ce contrat est en accord avec le contenu de la charte. Henri Biès-Péré estime que le coût pour les entreprises sera de 300 à 800 euros par type de contrat. Il confie qu’une douzaine d’opérateurs se sont déjà montrés intéressés par la démarche. L’initiative a également été portée au niveau européen, notamment au sein du Copa-Cogeca. Sur ce sujet, la FNSEA et JA sont ainsi moteurs dans les groupes de travail. En conclusion de sa présentation, le deuxième vice-président de la FNSEA a tenu à rappeler qu’il était important que tous les agriculteurs aient accès au haut débit afin de ne pas passer à côté du train de l’innovation.

Avec Apasec