DOCUMENTAIRE
C’est qui le patron ? La brique bleue qui a sauvé le lait français

Margaux Balfin
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Le 15 novembre dernier, l’Amphi de Bourg-en-Bresse a accueilli l’avant-première régionale du documentaire Nous, consommateurs, réalisé par la journaliste indépendante Anne-Sophie Lévy-Chambon, qui retrace la montée en puissance de la marque C’est qui le patron ? 

C’est qui le patron ? La brique bleue qui a sauvé le lait français
Nicolas Chabanne, à gauche, et Martial Darbon, à droite, quelques heures avant la projection du documentaire, lors d’un événement soutenu par l’Académie de la Bresse. Photo/MB

Rappelez-vous c’était il y a sept ans. Sept ans déjà que la crise du lait frappait de plein fouet les élevages laitiers de la Ferme France. Après la décision de la Russie en août 2014 d’imposer un embargo sur les produits laitiers européens en représailles aux sanctions économiques contre Moscou liées à la crise ukrainienne, la fin des quotas laitiers en avril 2015 et une situation de surproduction, le prix du lait s’effondre. En janvier 2016, il ne se vend plus que 34 ct/l et descend même jusqu’à 22 ct/l six mois plus tard. Une chute vertigineuse que rien ne semble pouvoir enrayer. À ce moment-là, la FNPL estime le coût de production à 350 €/t en France. Les éleveurs produisent et vendent à perte. 
 
Une démarche qui a fait évoluer la Ferme France
 
À l’agonie, des exploitants du Val de Saône et de la Bresse, Martial Darbon en tête, se battent pour sauver leur production. Sébastien Grézaud, installé à Saint-Trivier-de-Courtes, est l’un d’entre eux. L’éleveur avait marqué les esprits lors de son passage à l’antenne de France 2. « À un moment donné ma voix a changé, je ne l’ai pas fait exprès, c’est mes tripes qui parlaient », se souvient-t-il. À l’époque, il élève 60 à 65 vaches Montbéliardes et 35 chèvres pour une production de 460 000 litres de lait. Alors qu’il a besoin de 300 €/t pour être à l’équilibre, il ne vend son lait que 216 €/t. L’éleveur a failli tout arrêter : « Quand ça allait très mal, je me retirais 100 € par mois à la banque. On faisait les marchés le week-end et chaque mardi mon père passait à la banque pour remettre de l’argent sur les comptes. » Aujourd’hui Sébastien Grézaud réussi à se sortir un salaire, environ 1 500 € par mois et il le dit : la démarche a fait évoluer la Ferme France au niveau du lait.
 
Une succession de miracles
 
Ce mauvais souvenir s’est transformé en un exemple de solidarité et une initiative inédite racontés dans un documentaire de quarante-cinq minutes Nous, consommateurs. L’avant-première régionale a eu lieu à l’Amphi à Bourg-en-Bresse, devant une salle comble de plus de 300 personnes. Quarante-cinq minutes durant lesquelles la journaliste Anne-Sophie Lévy-Chambon retrace la genèse de la première marque de consommateurs française et de l’emblématique brique de lait bleue. 
« Ils ont sauvé le lait ! », lâche un spectateur durant la projection ; « ça c’est un événement », lui répond son voisin. L’aventure aurait pourtant pu ne jamais voir le jour, sans un geste anodin mais pourtant lourd de conséquence : celui de Nathalie Combe, l’hôtesse d’accueil du Carrefour de Vonnas, Fille d’agriculteurs, elle est interpellée par la détresse de Martial Darbon lorsque celui-ci arpente en 2016 les GMS du territoire, armé d’un flyer imaginé sur le pouce pour sauver la filière laitière locale. Lorsqu’il lui remet, à l’accueil de l’enseigne, elle n’hésite pas à le transmettre à sa direction qui le transmet à la direction régionale de Carrefour. De fil en aiguille, le document arrive à Paris. Intrigué, le directeur de Carrefour met en relation Martial Darbon et Nicolas Chabanne, le fondateur de la marque Les gueules cassées.  De cette union naîtra la marque C’est qui le patron ? en 2016. 
 
L’effet « murmuration »
 
La marque des consommateurs est née et elle est née grâce aux éleveurs de l’Ain, mais cela ne suffit pas. Ce qu’il manque aux producteurs, c’est le prix. Pour être à l’équilibre, le litre doit être vendu à 39 ct/l. Banco, disent les consommateurs mais ils veulent aller plus loin encore et mettent en place un cahier des charges avec les producteurs : des fourrages locaux, du lait sans OGM, une surface de pâturages minimale … chaque critère fait monter un peu plus le prix du litre. Il atteindra finalement 99 ct/l. 
Reste un seul détail à régler, et pas des moindres : trouver une laiterie en capacité d’écouler les 26 millions de litre (Ml) de lait produits chaque année par les adhérents de la coopérative Bresse-Val de Saône. Nicolas Chabanne et Martial Darbon rencontrent alors Emmanuel Vasseneix, le patron de la troisième laiterie de France, celle de Saint-Denis-de-l’Hôtel dans le Loiret. Difficile d’écouler un tel volume de lait, mais Nicolas Chabanne refuse de baisser les bras et fait le pari que les consommateurs achèteront. Finalement, une simple poignée de main entre les trois hommes suffira et les premières briques seront commercialisées en septembre 2016, moins de six mois après la rencontre entre Martial Darbon et Nicolas Chabanne. 
Pari gagné, la première année, pas moins de 33 Ml de lait sont vendus. La suite de l’histoire on la connaît. Aujourd’hui, la brique de lait C’est qui le patron ? est encore la plus vendue en France, et tout ça, sans commerciaux dans les magasins ni publicités à la télévision. Comme dans un vol d’étourneaux ou un banc de poissons, l’onde de choc C’est qui le patron ? a poussé les autres marques à créer leur propre marque équitable. On appelle cela « la murmuration », explique Nicolas Chabanne. « Sans donner de leçon, le but de ce film, c’est aussi de montrer l’impact de l’acte d’achat », se réjouit encore Martial Darbon. Plus de cent millions de produits sont vendus chaque année sous la bannière C’est qui le patron ? Le prix du lait de la marque a été réévalué à 54 ct/l au cours des derniers mois pour faire face à l’inflation. Et Laurent Pasquier, co-fondateur de la marque de souligner : « Le marché du lait a complètement changé. Plus personne ne vend son lait à 26 ou 27 ct/l aujourd’hui. » Aujourd’hui Martial Darbon regarde vers l’avenir : « Le défi maintenant c’est le renouvellement des générations et le maintien d’une autonomie. » 

 

Anecdote : 
L’origine du nom de la marque est elle-même est improbable. « Nous étions à Auchan Le Pontet (Avignon) pour une interview de Gérard Mulliez, le fondateur du groupe Auchan, lorsqu’une dame l’a interrompu pour lui demander où se trouvait le rayon mayonnaise. Il s’est arrêté et l’a accompagnée pour le lui montrer. Je me suis alors dit que nous avions trouvé la patronne de Gérard Mulliez. Qui d’autre que le consommateur ? », s’amuse encore à raconter Nicolas Chabanne.