ABATTAGE
Projet d’abattoir en Haute-Savoie : il faut sauver l’outil de Bellegarde

Margaux Balfin
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Comme un secret de Polichinelle, les rumeurs d’un projet de nouvel abattoir en Haute-Savoie courent depuis plusieurs semaines. Où, quand, quel tonnage, quels coûts de fonctionnement ? Autant de questions qui n’en finissent pas d’interroger éleveurs et abatteurs du département, l’outil de Bellegarde en tête.

 Projet d’abattoir en Haute-Savoie : il faut sauver l’outil de Bellegarde
Alors que l'abattoir de Bellegarde écoule actuellement 2 000 tonnes annuelles, il pourrait perdre 500 tonnes avec la création d'un nouvel outil dans la vallée de l'Arve. Photo d'illustration/FoodAndPhoto

Guillaume Megevand a appris la nouvelle en avril dernier. Une véritable douche froide pour le président de l’abattoir de Bellegarde. « Jusque-là nous dormions sur nos deux oreilles, admet-il. Tous les éleveurs ne sont pas au courant. Je me doutais que cela arriverait, ce projet on en parle depuis plus de vingt ans, mais je ne pensais pas maintenant. »
Il faut dire qu’en 2016, le Département de Haute-Savoie a injecté 100 000 € de subvention dans l’outil de Bellegarde. Tout comme l’Ain (100 000 €) et la Région (235 000 €) sur les 1,6 M€ d’investissement pour l’agrandissement et la création d’une chaîne petits animaux avant que l’abattoir ne soit racheté en juillet 2020 par la société bellegardienne d’abattage (SBA) à la commune de Valserhône, jusque-là propriétaire et qui souhaitait s’en séparer. 
 
« La Haute-Savoie a un vrai déficit en outils de proximité »
 
Malgré l’argent public investi dans Bellegarde, le projet du futur abattoir avance bon train de l’autre côté de la frontière, porté à bras le corps par le Conseil départemental de Haute-Savoie. Le dépôt du permis de construire est prévu dans le courant 2024 annonce son président Martial Saddier et 250 000 € ont été injectés dans l’abattoir du pays du Mont-Blanc (Megève) en délégation de service public pour lui permettre de maintenir son activité jusqu’à l’ouverture espérée du futur abattoir public départemental vers la fin 2026. 
Martial Saddier en a fait son cheval de bataille. Dans un entretien accordé à Terres des Savoie le 6 novembre dernier, il s’explique : « Depuis mon élection à la tête de la collectivité en 2021, avec mon équipe, je suis convaincu que l’élevage de la Haute-Savoie a un vrai déficit en outils de proximité. C’est une anomalie qu’aujourd’hui les animaux partent à Bellegarde, à Chambéry, voire au fin fond de la Maurienne pour les cabris et jusqu’à Sisteron pour les agneaux. Il faut ensuite aller les rechercher, c’est du temps perdu, des coûts logistiques et un bilan carbone impacté pour nos éleveurs. En Haute-Savoie, nous ne disposons que de l’abattoir privé du groupe Bigard à Bonneville et celui du pays du Mont-Blanc en délégation de service public et en grande difficulté. (…) les résultats des derniers audits sont implacables : Megève est structurellement condamné à moyen terme. À partir de là, soit le Département ferme les yeux et laisse tomber les utilisateurs. Soit il s’implique en emmenant la profession, la filière et les collectivités locales vers un projet neuf, à taille humaine et structurant pour l’économie agricole et pour l’aménagement du territoire. » 
Sur les 10 millions d’euros (M€) de coûts estimés du projet, le Département de Haute-Savoie accorde l’aide maximale permise par la loi (80 %), soit 8 M€. Sans dévoiler la commune d’implantation, Martial Saddier a par ailleurs livré quelques informations sur le futur abattoir. Il sera situé dans le pays Rochois, au cœur du département de Haute-Savoie, près d’un échangeur autoroutier, à l’intérieur du triangle La Roche – Bonneville – Findrol. « Il permettra aussi d’offrir des conditions dignes pour l’abattage rituel. »
 
Bellegarde pourrait perdre 500 tonnes d’abattage
 
D’aucuns s’interrogent toutefois, non pas tant sur l’intégration d’un nouvel outil sur le territoire, mais plutôt sur son dimensionnement et le prix d’abattage pratiqué. Toujours dans l’entretien accordé à Terres de Savoie, Marie-Louise Donzel, vice-présidente en charge de l’agriculture au Département de Haute-Savoie, précise que le futur abattoir sera prévu pour accueillir 1 500 tonnes annuelles à ses débuts, et jusqu’à 2 000 tonnes par an en évolution. L’espèce bovine devant occuper la moitié du tonnage. Des volumes trois à quatre fois supérieurs à ceux écoulés à Megève. L’abattoir de la vallée de l’Arve sera-t-il surdimensionné ? Le président du Conseil départemental haut-savoyard n’en croit rien : « Ces prévisions ont été chiffrées par deux études de marché qui tiennent compte de l’activité de Chambéry et de Bellegarde. Le futur abattoir ne sera pas concurrent mais complémentaire des outils voisins existants. » Encore faut-il s’assurer que ces derniers ne se videront pas de leurs apporteurs, appâtés par l’apparition d’un nouvel outil, peut-être plus compétitif. 
C’est aujourd’hui la grande crainte de Guillaume Megevand. Le 6 décembre dernier, il a rencontré Martial Saddier et sort de cet entretien plus rassuré. « J’étais inquiet de ne pas savoir où ils allaient prendre le tonnage, mais je suis rassuré de voir que le futur outil est calibré sur un tonnage réalisable. De toute façon il est clair que la Haute-Savoie a besoin d’un abattoir puisque celui de Megève va fermer, et cela se conçoit pour ceux qui viennent par exemple du Chablais et qui doivent parcourir plus de 100 km. Nous avons chiffré ce qu’il nous faut pour être à l’équilibre. Nous allons perdre 500 tonnes*, ce sera compliqué mais on va essayer ». Avec des investissements annuels irrépressibles de 100 000 €** et un coût de fonctionnement très dépendant de l’énergie, le président de Bellegarde sait déjà qu’il ne pourra pas pratiquer un prix d’abattage plus attractif. Par ailleurs, avec une baisse de 500 tonnes annuelles, l’outil pourrait perdre une journée d’abattage sur quatre et ainsi mettre en péril un ou plusieurs postes de la quinzaine de salariés employés. 
Guillaume Megevand veut toutefois rester positif et espère que le nouvel abattoir n’ouvrira pas avant la fin du remboursement complet de ses créances pour l’achat de Bellegarde***. En attendant, « Nous allons nous appliquer sur le suivi des clients pour les fidéliser et ainsi pouvoir continuer nos investissements. Nous avons une vision sur cinq ans, mais après on ne sait pas … » 
 
Le plus gros apporteur fidèle à Bellegarde 
 
Si sa vision se floute à l’horizon, Guillaume Megevand peut encore compter sur la fidélité de l’un de ses plus gros apporteurs : la Maison Hofer. Éleveur et paysan-boucher à Challonges en Haute-Savoie, Valentin Hofer élève et transforme lui-même sa viande à la sortie d’abattoir pour l’écouler dans ses points de vente. À lui tout seul, il alimente 40 % du tonnage abattu à Bellegarde. Se détourner de Bellegarde signifierait la fin de l’abattoir aindinois. Par chance, les trois élevages de l’exploitation se trouvent dans un rayon de 10 à 15 km. « Ma position, sans langue de bois, c’est de maintenir Bellegarde, assure-t-il. Si je venais à le déséquilibrer en retirant mes volumes, cela pourrait manquer de façon vitale. Bellegarde est un abattoir d’utilité essentielle. Si demain il tombe, je devrai sans doute emmener mes bêtes à Chambéry. Par ailleurs, nous abattons toute l’année, ce qui est très confortable pour un abattoir. » 
Si l’éleveur entend la nécessité pour la Haute-Savoie d’avoir son abattoir départemental, lui aussi s’interroge sur le tonnage arrêté. « Pourquoi installer un abattoir supplémentaire alors que ceux du territoire ne tournent pas à plein régime ? Cela a du sens de créer un abattoir pour soutenir les éleveurs et leur éviter de faire 200 km mais il faut le dimensionner correctement. Comment vont-ils trouver les tonnages supplémentaires sans impacter les autres abatteurs alors que l’on n’installe pas de volumes dans notre métier ? Je ne sais pas si tout a été réfléchi, ou alors nous sommes dans une vision ultra-départementale et non territoriale. »
Rien ne ferait changer d’avis Valentin Hofer, pas même un éventuel prix plus compétitif ? De toute façon, il ne voit pas comment cela pourrait être possible. « Un abattoir qui tourne bien fait 3 à 4 % de marge honnête. Je ne vois pas comment un nouvel outil pourrait être plus compétitif… »
 
Département de l’Ain : « Bellegarde doit rester compétitif »
 
De son côté, le Conseil départemental de l’Ain suit de près le dossier, attentif au maintien de l’outil de Bellegarde. D’ailleurs, Jean-Yves Flochon, vice-président en charge de l’agriculture, a entre autres rencontré Martial Saddier courant de l’automne. « Nous avons exprimé notre vigilance et notre souhait que le nouvel abattoir soit bien destiné à compenser l’arrêt de celui de Megève, mais en aucun cas à créer une unité destinée à attirer l’ensemble de ce qui est abattu à Bellegarde », résume-t-il. En plus d’alerter sur le dimensionnement du futur outil, le Département de l’Ain a mis en garde ses homologues hauts-savoyards, porteurs du projet, sur une possible dérive des prix, risquant de concurrencer Bellegarde. Et Jean-Yves Flochon de préciser : « Nous avons insisté pour que le coût de fonctionnement, qui sera répercuté sur les utilisateurs, suive une politique tarifaire convergente, et il me semble que dans les discussions, le message est bien passé. Bellegarde est compétitif, il faut qu’il le reste
Alors qu’une rencontre doit prochainement avoir lieu entre abatteur et utilisateurs de l’abattoir de Bellegarde, le Département a demandé à être associé aux discussions ou à être informé du positionnement des professionnels. 
 
* Sur les 2 000 tonnes annuelles multi-espèces. En 2023, sur les 2 057 tonnes apportées, les porcs représentaient 47 %, les grands bovins 40 %, les veaux 11 % et les ovins et caprins le reste. 
** Remplacement du matériel qui tourne toute l’année et très sensible aux produits de désinfection. 
*** Une somme de 360 000 € pour les murs de l’abattoir et 33 000 € pour le terrain.