AQUACULTURE
La demande des pisciculteurs de pouvoir élever des crevettes peine à sortir la tête de l’eau

Margaux Legras-Maillet
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Alors que plusieurs pisciculteurs du département veulent se lancer dans l’élevage de crevettes d’eau douces, leurs démarches se heurtent depuis un an au veto de l’administration. Un refus qui repose sur des arguments discutables.

La demande des pisciculteurs de pouvoir élever des crevettes peine à sortir la tête de l’eau
PHOTO/ Géraud Laval

Serait-ce la fin d’un long bras de fer avec l’administration ? Rien n’est moins sûr, mais l’espoir reste de mise pour les pisciculteurs de la Dombes de voir un jour s’implanter une nouvelle forme d’élevage. Celle de la crevette d’eau douce Macrobrachium rosenbergii.  Déjà implantée dans le Gers depuis 2018, en Gironde et en Charente-Maritime, le syndicat mixte de développement de l’aquaculture et de la pêche (SMIDAP) a confirmé il y a quelques semaines sur son compte Linkedin que des expérimentations seraient également menées dans deux lycées aquacoles de Guérande (Loire-Atlantique) et de Château-Gontier (Mayenne). D’ailleurs, les post-larves sont arrivées la semaine dernière. Dans l’Ain, la situation est en revanche toujours au point mort et semble même s’enliser. Cela fait plus d’un an que les pisciculteurs souhaitant diversifier leur production ont sollicité les services de l’État pour lancer des essais, sans succès à l’heure actuelle.  

Une production au triple avantage 

Plus résistante à la chaleur, cette crevette originaire des eaux méridionales d’Asie pourrait pourtant être l’une des réponses à la sécheresse, à l’heure où les professionnels s’attendent à une baisse de 60 % de la surface exploitable cet été. Vendue 40 € le kilo en moyenne, la crevette est aussi mieux valorisée que le poisson sur le marché et permettrait aux pisciculteurs de diversifier leurs productions et leurs sources de revenus. Enfin, le développement de l’élevage de crevettes répond à des enjeux de souveraineté alimentaire. Selon une étude France AgriMer, plus de 99 % des crevettes consommées en Frane sont importées. La France importe plus de 100 000 tonnes de crevettes par an, à raison de 650 millions d’euros (+ 35 % entre 2011 et 2016), et les crevettes traversent alors en général la moitié de la planète, en provenance d’Équateur, de Madagascar ou d’Asie, pour un élevage souvent semi-intensif ou intensif. En Dombes, il serait facile selon les pisciculteurs de localiser cette production en utilisant les bassins de rétention qui servent l’hiver pour le stockage des alevins en attendant leur introduction dans les étangs au printemps. L’élevage de la Macrobrachium rosenbergii, seule espèce de crevette à pouvoir s’élever en eau douce, s’étale sur quatre mois, de fin mai à début octobre. Si les pisciculteurs veulent pouvoir produire de la crevette cette année, les post-larves (équivalent des alevins pour les poissons) devront donc être introduites en bassin dans moins d’un mois et demi au plus tard. Problème, dans l’Ain, les aquaculteurs se heurtent toujours au veto de la DDT.

Un refus incohérent de la DDT

Entre 2021 et 2022, au moins trois d’entre eux se sont rendus sur le site de Géraud Laval, la SARL Gascogne aquaculture, la première ferme française d’élevage de crevettes d’eau douce. « L’objectif c’était de découvrir l’espèce et de voir éventuellement s’il y avait des possibilités d’élevage en Auvergne-Rhône-Alpes, explique Jean-Luc Payet-Pigeon, président de l’Adapra. D’après les retours des techniciens et des aquaculteurs, il y a un réel potentiel donc nous avons échangé tout l’automne 2021 et en janvier 2022, nous avons contacté par mail et téléphone les délégués des DDPP de la région pour les informer qu’on souhaitait mettre en place des « essais ». » Par la suite, les professionnels intéressés, épaulés par l’Adapra, ont envoyé des protocoles d’essais auprès des services de l’État. « La DDPP de l’Ain nous a demandé d’inclure la crevette dans l’AZS (Agrément zone sanitaire), ce qui était de toute façon prévu dans le protocole, donc il n’y a pas de problématique à ce niveau-là », poursuit le président de l’association. Plus exigeante, la DDT se montre en revanche moins encline à accepter l’introduction de cette espèce exotique sur le territoire dombiste. Dans un courrier du 18 mai 2022, adressé aux porteurs de projets, celle-ci justifie son refus en citant le règlement européen n°708/2007 du 11 juin 2007 selon lequel une autorisation d’introduction à ce titre serait obligatoire. Pour rappel, un règlement européen est un acte juridique dont les dispositions s’imposent de manière obligatoire aux États membres de l’Union européenne qui doivent les appliquer telles que définies. Or, ledit règlement a depuis été modifié par deux autres règlements de 2008 et 2011. Dans sa dernière mise à jour, le texte stipule que « les mouvements d’espèces exotiques ou d’espèces localement absentes », ne doivent pas faire l’objet d’une évaluation préalable, dès lors qu’ils ont lieu dans « des installations aquacoles fermées et sécurisées où le risque de fuite est très faible » (Règ. N° 708/2007, modifié par les rég. N°506/2008 et n°304/2011). Des modifications de texte que la DDT ne prend pas en compte dans son argumentaire, alors que les pisciculteurs s’engagent aujourd’hui à garantir le caractère fermé et sécurisé de leurs bassins d’élevage destinés à accueillir les crevettes. 

Une différenciation de lecture de la loi 

Un argument d’autant plus incohérent que l’introduction de la Macrobrachium rosenbergii a été acceptée dans d’autres départements français. Pour les professionnels comme pour les élus locaux, il en résulte une différenciation de la lecture de la loi par l’administration selon les territoires. Le 7 mars 2023, Jérôme Buisson, député du Rassemblement de la quatrième circonscription, a interpellé le ministre de l’Agriculture devant l’Assemblée nationale à ce sujet. Dans la foulée, Marc Fesneau a admis « l’appréciation différenciée des services de l’État selon les territoires » et promis qu’il regarderait sur « quels motifs et sur quelle justification » il peut y avoir des différences avec des installations du Gers ou de Charente-Maritime qui elles ont été autorisées. Pour l’heure, les services du ministère de l’Agriculture n’ont pas encore donné de réponses. De son côté, Patrick Chaize, sénateur Les Républicains et vice-président de la commission des Affaires économiques au Sénat, a rencontré la ministre de l’Environnement début avril pour tenter d’en savoir plus. « Elle découvrait le sujet », concède-t-il. Si le sénateur est convaincu de la bonne volonté de la ministre, il regrette toutefois le manque de courage de l’administration face à un risque invasif jugé nul. « Le premier argument, c’est que ça existe ailleurs en France. Ensuite, sur le plan scientifique, on garantit que la crevette ne survit pas en-dessous de 13 degrés, quant aux conditions de reproduction, elles ne se retrouvent qu’en eau saline. Ce n’est pas tout à fait ce qu’on a en Dombes… Enfin, l’élevage doit se faire en bassin fermé et non en étang, sans lien avec le milieu aquatique extérieur, donc on apporte des garanties en termes de prolifération. J’ai l’impression que comme on ne sait pas, on ouvre tous les parapluies et tout le monde a peur de son ombre », déplore le sénateur.

L’excès du principe de précaution

La DDT semble se cacher derrière l’avis consultatif préalable du CNPN et de la DREAL, mais malgré une demande d’avis envoyée il y a plus de six mois, leur positionnement se fait toujours attendre. Malgré leurs relances, le 23 février dernier, la DDT exigeait toujours des pisciculteurs qu’ils envoient une demande d’autorisation de projet en bonne et due forme, au titre du code de l’Environnement. Selon le règlement européen N°304/2011en vigueur, celle-ci n’est pourtant pas obligatoire. L’histoire se répète mais pour Jean-Luc Payet-Pigeon il est déjà trop tard. « Nous avons toujours été transparents sur les protocoles d’essais et nous sommes prêts à ce que la DDT, la DDPP et l’OFB viennent faire des contrôles. Je le dis en tant que président, même si l’administration ne veut pas, on fera les essais cette année », lâche celui qui jusqu’alors préférait arborer une position associative neutre. 

Pourquoi les services de l'Etat sont-ils aussi prudents ? La DDT répond

Manque de courage ou attentisme, la non autorisation de l’administration pèse sur le moral des pisciculteurs intéressés. Pourquoi la DDT est-elle ausi prudente ? Elle répond en ces termes : « Le règlement européen n° 708/2007 du 11 juin 2007 modifié précise que " Les États membres veillent à ce que toutes les mesures appropriées soient prises afin d'éviter tout effet néfaste sur la biodiversité, et particulièrement sur les espèces, les habitats et les fonctions des écosystèmes, qui sont susceptibles de résulter de l'introduction ou du transfert à des fins aquacoles d'organismes aquatiques ou d'espèces non visées ainsi que de la propagation de ces espèces dans la nature.
Les autorités compétentes des États membres suivent et contrôlent les activités aquacoles afin d’assurer que:
a)    les installations aquacoles fermées sont conformes aux exigences visées à l’article 3, paragraphe 3 de ce même réglement ; et
b)    le transport vers ces installations ou à partir de celles-ci s’effectue dans des conditions qui empêchent la fuite d’espèces exotiques ou "d’espèces non visées."
Toutefois, l'arrêté du 6 août 2013 (arrêté du 6 août 2013 fixant en application de l'article R.432-6 du code de l'environnement) défini la composition du dossier à déposer par les porteurs de projet auprès du préfet de département où l'introduction est envisagée.
De plus, les protocoles d'essais ont vocation à être implantés au sein du site Natura 2000 « La Dombes ». Ces projets sont donc soumis à une évaluation des incidences Natura 2000, en application de l'arrêté préfectoral du 23 décembre 2010 fixant la liste prévue au 2° du III de l'article L. 414.4 du code de l'environnement des documents de planification, programmes, projets, manifestations et interventions soumis à évaluation des incidences Natura 2000. 
Le projet d'essais a d'ores et déjà fait l'objet d'échanges avec l'Adapra. Chacun des porteurs de projet (ou pétitionnaires comme indiqué dans le code de l'environnement ou l'arrêté du 6 août 2013) doit déposer un dossier répondant à l'arrêté du 6 août 2013 accompagné d'une évaluation des incidences Natura 2000 afin de justifier que son installation est conforme aux exigences des différentes réglementations susvisées et ne présente pas de risque vis à vis de l'environnement.
De plus, suite aux échanges entre la DREAL et le Ministère de la Transition Écologique, il convient au vu des dossiers déposés de solliciter l'avis du conseil national de la protection de la nature (CNPN) ainsi que de l'office français de la biodiversité (OFB).
A ce jour, les services de l’État n'ont pas émis d'avis défavorable et restent dans l'attente des éléments pour accompagner les projets. »